Le paon s’est enfui
La porte de l’atelier s’ouvrit. La portière beugla: « Yéléna Guerassimova ! L’Abatissa veut te voir dans son bureau ! ». Parmi les couturières présentes dans l’atelier, une toute jeune novice rangea son ouvrage et se leva. Elle avait une petite idée de la raison de sa convocation.
L’arrangement du bureau d’Evdokia Vassilieva ressemblait à celui d’un autel: Le plumier doré, l’encrier d’obsidienne , les parchemins et l’icône patinée de Sviatoi Tensess étaient placés minutieusement. Mais fatiguée comme elle l’était, la mère supérieure n’y trouvait aucune joie. Sur son bureau l’image de Tensess était plus présente, plus attrayante. Elle ferma les yeux et répéta une courte prière. Jusqu'à ce qu'on ouvre la porte.
Cela ne faisait que vingt jours que Yéléna était arrivée au pensionnat Sainte Marianne de Ardeur, et déjà elle ne pensait qu’à partir. Mais la mère Evdokia Vassilieva était une femme de principes. A chacune de ses requêtes, elle avait opposé un refus, et cette fois il en serait de même. La novice ouvrit la porte.
L’Abatissa était recueillie, les mains jointes devant son bureau. Et ses deux yeux noirs vrillaient un regard implacable sur la petite couturière. Yéléna s’arrêta, un instant, paralysée par ce regard intense. L'Abatissa dénoua ses doigts et les reposa sur le bureau. Elle soupira. " Yéléna Guerassimova. Asseyez-vous."
-Je préfère rester debout" Balbutia la novice.
L'Abatissa jeta un regard las à cette gamine en robe grise : « Fort bien ». Elle se leva et se tourna vers la fenêtre. Son profil aquilin se para pour un instant des couleurs de la fin de l'après midi.
"Il fut un temps où un rossignol au chant merveilleux décida d'ouvrir une chorale pour le plaisir du chant et la beauté des trilles. Malheureusement, il était si occupé à écouter les siennes qu’il ne se rendit compte qu’un paon s'était aventuré parmi ses élèves. Et quand le paon fut prié de chanter, sa clameur épouvanta les oiseaux. Ainsi le rossignol se retrouva sans élèves." L'abatissa s'interrompit. "Sais-tu de qui je parle ?
- De moi? »
L'abatissa haussa les épaules: "Et de moi-même. Je suis le rossignol stupide. En attendant ma petite, vous faites l'effet d'un paon dans une volière. Et je n'en suis pas vraiment contente. Hier, deux pensionnaires se sont faites prendre alors qu'elles essayaient de distiller une potion de chance.
- je suis couturière, je n'y suis pour rien!
- Taisez-vous. Avant hier la sœur Meropia a découvert que son lait était complètement gelé.
-Vous savez pourquoi cela arrive mère supérieure ! Je vous demande encore de me laisser partir!
- Et pas plus tard qu’hier soir, un sifflement caverneux dans le couloir a fait sursauter tout le monde.
La novice devint cramoisie. Elle parvint à murmurer "Ce sont mes entropies....
-Taisez- vous malheureuse! Je ne veux pas entendre parler de vos turpitudes philomanciennes ! Vous êtes dans la maison de Tensess et de telles pratiques ne sont pas acceptables ! Vous devriez retirer plus de sagesse des enseignements de Sœur Evfrosina!
-Ses cours ne parlent que de contrôle de la magie et de piété ! Je ne suis pas cléresse, ma place n'est pas ici, laissez moi sortir!"
L'abatissa secoua la tête. " La décision ne m'appartient pas, ma fille. Du jour où l'on vous a retrouvée seule dans ce navire astral en perdition, les autorités vous ont placée dans ce pensionnat. Votre dossier est au bureau du Conseil Ecclésiastique de Novograd comme il se doit pour les jeunes filles sans famille.
-Mais je suis majeure ! Ecrivez à ma grand-mère Emelia Severna à Sardana ! Elle pourra expliquer !
-Ma fille, même si nous envoyons une lettre a votre province, il faudra dépêcher un responsable de l'église sur place pour interroger les indigènes, et cela prendra beaucoup de temps. Il vaut mieux prendre votre mal en patience."
L'abbatissa, reprit, encourageante, "D'ailleurs la sœur Evgenia est très satisfaite de votre travail de couturière, jamais la garde robe de nos pensionnaires n'a été en si bon état.
-Elle le serait encore mieux si vous me laissiez sortir pour acheter les fournitures"
Une fois encore, l'abatissa secoua la tête. "Non ma fille, ce n'est plus possible maintenant. Vous vous êtes éclipsée la dernière fois et on vous a retrouvée deux heures plus tard à fricoter avec un mage autour d'un verre de thé.
- C'était un compatriote qui avait besoin de conseils, il n'y a pas de mal a ça!
- Mais ma fille nous ne sommes pas dans un village de montagne avec des cabanes à chèvres! Nous sommes à la capitale ici! Vous n'avez pas idée de la faune qui rôde dans ces rues! »
Evdokia Vassilieva reprit « Vous resterez à l'intérieur jusqu'à l'examen de votre dossier. Le père Strogilin devrait rendre décision dans les prochaines semaines."
Ignorant l'expression horrifiée qui venait de faire jour sur le visage de la novice, l'Abatissa poursuivit "La patience et le recueillement étaient une qualité du haut mage Tensess ma fille. Allons, calmez vous, faites de votre mieux et faites confiance a vos supérieurs. C’est pour votre bien. Maintenant partez et allez vous préparer pour l'office de soir. Vous me réciterez quinze fois l'appel a la lumière. »
Yéléna sortit du bureau, des larmes dans les yeux. Si les religieuses voulaient l’emprisonner, elle n’avait plus le choix…
Aux prières succéda le repas. Au repas succéda l’étude. Enfin vint le temps du sommeil. Pendant que les moniales partaient dans leurs cellules, les élèves et les novices partaient rejoindre leur dortoir. Et le silence du soir régna dans les corridors du pensionnat. Dehors, c’était l’agitation de la capitale. Le fracas d’un sort d'Orage résonnait dans la nuit, du côté de la Tour d’Aidenus. Il fallait avoir l’oreille fine pour entendre le tintement du verre brisé. Et pour remarquer la corde blanche, il fallait vraiment avoir un œil de chat. C’était malheureusement le cas du portier Vissarion.
Il en jubilait par avance : encore une polissonne qui voulait faire le mur ! Il s’approcha silencieusement de la corde que descendait une silhouette menue.
La descente le long de la corde de draps, ne fut pas un problème pour Yeléna. Pas plus que ne le fut l’assaut du rustre qui l’attendait, tapi le long du mur. En un tournemain, le portier se retrouva prisonnier d’un bloc de glace. Quand il en sortit, les clés avaient disparu de la loge, et il avait gagné un bon rhume. Quand à la petite futée, elle avait déguerpi en laissant le portail de la rue grand ouvert. Et c’est ainsi que Sharodka partit à l’aventure.
Détails de Vraie Vie : cf Jéradon